Les trois avant-gardes (France, 1921-1929)

Après quelques années de tâtonnements le cinéma muet a possédé une liberté, une fraîcheur, une inventivité que pourraient lui envier bien des films d'aujourd'hui. Tout était neuf, alors, il n'y avait pas de traditions, on pouvait expérimenter. De plus, les films ne coûtaient pas très cher. Entre 1918 et 1930, le cinéma français s'est ainsi offert le luxe non pas d'une mais de trois avant-gardes.


1. Le «cinéma pur»
Les réalisateurs de ce type d'avant-garde ont parfois été réunis sous l'étiquette d' «école impressionniste». Tous étaient plus ou moins théoriciens ou critiques, influencés par le premier grand critique cinématographique français, Ricciotto Canudo (il était d'origine italienne) qui, en 1911, avait inventé pour le cinéma l'expression de «septième art». Ces impressionnistes du cinéma refusaient le réalisme photographique et usaient volontiers du flou et des surimpressions. Ils souhaitaient rapprocher le cinéma de la musique et de la peinture en insistant sur le rythme et l'atmosphère. Raconter des histoires était le cadet de leur souci.

Louis Delluc (1890-1924) était journaliste et critique. Il a fondé la critique indépendante et les ciné-clubs, dirigé des revues de cinéma. De santé fragile, il est mort à 34 ans, ce pourquoi il n'a pas eu le temps de faire beaucoup de films. Le plus remarqué, ce fut «Fièvre» en 1921. Voici comment il le définit: «Un bar, un port, la nuit. C'est tout». Et en effet, l'histoire est réduite au minimum: un marin retrouve dans un bar une femme qu'il a autrefois aimée; un rival le tue. L'action correspond au temps de la projection mais il y a des retours en arrière. Presque pas de cartons d'intertitres: le récit progresse grâce aux images. Un autre de ses films est encore célèbre: «La femme de nulle part», joué par Eve Francis, femme de Delluc, et intéressant par son atmosphère et par le balancement entre présent et passé.

Jean Epstein (1897-1953) était lui aussi un théoricien du cinéma et un passionné d'images dans lesquelles il voyait des «calligrammes où le sens est rattaché à la forme». Le montage, le rythme, la mobilité de la caméra, voilà ce qui est important. Le cinéma est pour lui une forme de musique. «La belle Nivernaise», en 1924, tourne autour de la vie de mariniers sur une péniche (un milieu que l'on retrouve souvent dans le cinéma de cette époque). «La chute de la maison Usher» (1928), lointainement inspiré de plusieurs contes d'Edgar Poe, est plus poétique que fantastique et utilise le ralenti pour évoquer l'univers du rêve.

Marcel Lherbier (1888-1979) était au départ un écrivain. Il découvre le cinéma pendant la guerre en travaillant pour le Service Cinématographique de l'Armée. Il résume ainsi cette prodigieuse décennie que fut la fin du muet: «Dix années où je fais comme je l'entends les films que je souhaite». Plus jamais il ne retrouvera une telle liberté. Dans «El Dorado» en 1921 il fait largement usage d'images subjectives et de déformations. «L'Inhumaine» (1924) est resté fameux pour son style Art Déco et ses folies décoratives. Il faut l'avouer: ces films-là ont mal vieilli. Mais «L'Argent» (1929) qui s'inspire d'un roman de Zola transposé dans les années 1920, est toujours très admiré aujourd'hui. Caméra très mobile, explosion de cadrages originaux, techniquement c'est éblouissant. On admire les décors, les costumes, la technique, la modernité... bref, «l'enveloppe», l'esthétique. Mais par la faute d'un scénario médiocre qui rapetisse l'univers de Zola et le réduit à un roman de gare peuplé de personnages sans épaisseur et de clichés, le contenu du film est bien vide. Toute cette virtuosité, cette beauté, appliquées à un néant, n'aboutissent qu'à une œuvre morte et ennuyeuse. Jean Dréville a fait un documentaire sur le tournage de ce film («Autour de L'Argent») et cet ancêtre des making-of est plus passionnant que le film lui-même.

Germaine Dulac (1882-1942), d'abord journaliste féministe, fut en France parmi les premiers à considérer le cinéma comme un art à part entière indépendant de la littérature et de théâtre. «La souriante madame Beudet», de 1923, où une femme mariée à un commerçant brutal rêve de le tuer, vaut par son art du montage et sa critique de la vie conjugale.

Jean Grémillon (1902-1959), musicien à l'origine, débute par des documentaires. En 1928 il tourne un film de fiction, «Gardiens de phare», dont le sujet est un mélodrame improbable tout droit venu du Grand-Guignol (deux gardiens, le père et le fils, sont isolés dans leur phare; le fils est mordu par un chien enragé; faute de vaccin, le père est obligé de le tuer!) devient une sorte de poème de la mer en même temps qu'un documentaire sur la vie des gardiens de phare. Curieux et mémorable.


2. Le cinéma expérimental
Dans ce groupe-là, on se réclame du dadaïsme et du surréalisme et l'on n'a que mépris pour les représentants du «cinéma pur». Foin de la narration! A bas la psychologie! Cultivons l'absurde et les chocs visuels! Le public renâcle, proteste qu'il ne comprend rien? On fera des courts métrages, on demandera le patronage de riches mécènes, on aura un réseau de salles à Paris qui passeront nos films.

Plusieurs de ces cinéastes «expérimentaux» étaient des peintres. Fernand Léger (1881-1955) envisagea même d'abandonner la peinture pour le cinéma qu'il voyait comme «l'aventure au pays des merveilles». Une tentative de dessin animé «Charlot cubiste» tourna court et demeura inachevée. Mais il fit en 1924 «Ballet mécanique», court métrage mélangeant corps de femmes et machines, titres de journaux et vitrines de magasins, et proche d'une improvisation de jazz.

«Anemic cinéma» (1923» fut la seule tentative de Marcel Duchamp (1887-1968) dans le domaine du cinéma: 4 minutes de composition abstraite qui essaient de donner l'illusion d'être en trois dimensions.

Man Ray (1890-1976) poursuivit au cinéma ses recherches plastiques de peintre et de photographe. «L'étoile de mer» (1928), images floues sur un poème de Robert Desnos et «Les mystères du château du Dé» (1929) , tourné dans le jardin cubiste du vicomte de Noailles à Hyères, sont ses œuvres les plus connues.

René Clair (1898-1981) était écrivain et journaliste quand, à l'exemple de son frère aîné Henri Chomette, il commença à s'intéresser au cinéma. D'abord acteur, il tourna, pour l'intercaler dans un spectacle des Ballets Suédois, «Entr'acte» (1924), torrent d'images qui prend la forme d'une course-pousuite de plus en plus rapide où, sur une musique d'Erik Satie,quelques-uns des artistes d'avant-garde les plus en vue, galopent derrière un corbillard que tire un chameau. C'est divertissant et un peu dérisoire.

Luis Bunuel (1900-1983) s'associa à Salvador Dali, Espagnol comme lui, pour donner un film de dix-sept minutes qui fut le choc de la fin du muet et l'occasion d'un beau scandale. «Un chien andalou» (1929), c'est un peu l'équivalent de l'écriture automatique des surréalistes. Aucune logique mais des fantasmes, un cauchemar morbide et violent dont le but est de choquer. Gros plan d'un œil coupé au rasoir, carcasses d'ânes étendues sur des pianos, main tranchée grouillant de fourmis... «La foule imbécile a trouvé beau et poétique ce qui, au fond n'est qu'un désespéré appel au meurtre» a déclaré Bunuel. C'est, encore aujourd'hui, un film dérangeant.


3. L'avant-garde sociale
C'est celle qui ressemble le moins à ce que nous avons coutume de considérer comme une avant-garde. Elle ne souhaite pas se couper du public, ne se regarde pas comme une élite. Elle veut porter sur la réalité un regard qui soit en même temps objectif et poétique et se présente assez souvent sous la forme de documentaires.

Alberto Cavalcanti (1897-1982), Brésilien d'origine, a débuté comme décorateur sur les films de Marcel Lherbier. Son œuvre la plus novatrice est sans doute «Rien que les heures» (1926) dont il a assuré la réalisation, le scénario et le montage. C'est une description de Paris, sur une seule journée, basée sur la notion de contraste: entre richesse et pauvreté, beauté et laideur, vitesse et lenteur, nuit et jour... Un des premiers films consacrés à la vie quotidienne d'une grande ville.

André Sauvage (1891-1975) a commencé par être peintre, poète et romancier. Après avoir filmé la Grèce, il décida de consacrer à Paris (qui n'était pas sa ville natale: il est né à Bordeaux) plusieurs courts métrages. D'où les «Etudes sur Paris» de 1928 et 1929. Il aborde Paris par l'eau, en commençant par les canaux et les péniches qui les sillonnent, puis la Seine... Il commence aussi par montrer les faubourgs, et les gens du peuple. Il se rapproche ensuite du centre de Paris pour terminer sur le Quartier Latin et le Jardin du Luxembourg. Cinq courts métrages composent ces «Etudes»: Paris-Port, Nord-Sud, Petite Ceinture, Les Iles de Paris, De la Tour Saint-Jacques à la Montagne Sainte-Geneviève.

Georges Lacombe (1902-1990) s'intéressa lui aussi à Paris, ou plutôt à certaines de ses banlieues les plus misérables: il donna, avec «La zone» (1928) un documentaire sur les chiffonniers des bidonvilles.

Jean Vigo (1905-1934), fils d'un anarchiste espagnol mort en prison, étudia la philosophie et mourut très jeune de la tuberculose. Son premier film, «A propos de Nice» (1929) est, selon sa propre expression, plutôt «un point de vue documenté» qu'un documentaire. Nice, ville du jeu et des riches oisifs est pour Vigo une ville de mort; son film est un reportage ironique où humour noir et critique sociale font bon ménage. Beaucoup d'images frappantes dans ce moyen métrage de 45 minutes. La plus célèbre: le déshabillage à vue d'une belle dame en train de prendre le soleil sur la Promenade des Anglais.

Bien entendu, ces trois avant-gardes ne constituent pas des compartiments étanches et plusieurs cinéastes passent de l'une à l'autre sans états d'âme. Ainsi Jean Grémillon qui commence par faire des documentaires puis un film espérimental avant de poursuivre en direction d'un cinéma impressionniste. Ou Germaine Dulac qui, en 1928, sa lance dans la voie de l'expérimentation avec «La coquille et le clergyman» - à la grande fureur des surréalistes qui acceptent mal qu'on marche sur leurs brisées.


Ce n'est pas tout
Mais enfin, l'avant-garde, fût-elle triple, ce n'est pas tout le cinéma français des années 20. «L'avant-garde», c'est d'ailleurs une notion ambiguë. Elle devrait être suivie d'un nouveau courant, annoncer des œuvres qui vont peut-être la transformer, aller plus loin. Or, c'est rarement le cas. «L'avant-garde» ne vit que par elle-même,n'annonce rien et vieillit très mal. Il n'est que de regarder la liste des films «expérimentaux» des années 20: ils peuvent nous amuser, nous intéresser,mais les aimons-nous, les admirons-nous vraiment? Même «Un chien andalou», qui est certes un film unique, n'est probablement pas un grand film.
Les films du «cinéma pur» et de «l'avant-garde sociale» restent plus intéressants pour nous mais, à deux ou trois exceptions près, ce sont de «petits» films – et ce n'est pas nécessairement un défaut.
Et alors, le «grand» cinéma français des années 20, où est-il? Peut-être dans les derniers films d'André Antoine et les premiers de Jean Renoir. Ou dans certaines œuvres de René Clair ou de Raymond Bernard. A coup sûr dans le film qu'un Danois vient faire en France, sur une héroïne française, et qui est un des plus beaux de toute l'histoire du cinéma.
Et puis chez Abel Gance, qui est une quatrième avant-garde à lui tout seul.

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