David Wark Griffith ou l'invention d'un langage

Dès 1913 Griffith se vante d'avoir «fondé la technique moderne du cinéma». Ses thuriféraires lui attribuent l'invention d'à peu près toutes les techniques qui constituent la grammaire du cinéma: gros plan et fondu enchaîné, montage parallèle, flash-back, ouverture à l'iris, plan-séquence, intertitres... jusqu'au suspense, à l'écran large et à la musique spécialement écrite pour un film. Etant donné que, chose rarissime dans le cinéma de cette époque, pratiquement tous ses films ont été conservés, il est facile de vérifier qu'il a bien employé toutes ces techniques. Qu'il en soit toujours l'inventeur, c'est une autre histoire.
Mais au fond, qu'importe? Ce qui compte, c'est que Griffith a été le premier – et cela très tôt, dès 1908 – à se servir de tous les éléments de la grammaire cinématographique pour les mettre au service de l'histoire qu'il voulait raconter. Et en cela, oui vraiment, on peut dire qu'il est le créateur de l'art du cinéma – le fondateur du cinéma moderne.


Débuts
Il était né en 1875 dans le Kentucky, un état du sud des Etats-Unis et c'est très important. Il vient au monde très peu de temps après la fin de la guerre de Sécession que son père a faite dans l'armée confédérée (c'est-à-dire sudiste) avec le grade de colonel. Aristocratie du sud, donc, famille aux valeurs morales et religieuses très fermes. Mais sans fortune. Un temps, il est journaliste et critique dramatique, et même acteur de théâtre. Puis scénariste pour le cinéma. En 1908 il est engagé par la Biograph comme metteur en scène: son contrat prévoit qu'il doit livrer 9 films par mois! De 1908 à 1913 il en fera près de 500, la plupart ne dépassant pas 10 à 12 minutes.
Il travaille dans tous les genres: westerns et films d'aventure, comédies burlesques (avant Mack Sennett!), mélodrames, films de gangsters et films de guerre, drames sociaux, adaptations d'oeuvres littéraires (Maupassant et Fenimore Cooper par exemple). Quelques-uns sont restés célèbres et se voient encore avec plaisir aujourd'hui. Citons:
La villa solitaire (1909)
La télégraphiste de Lonedale (1911)
Enoch Arden (1911)
Genèse humaine (1912): première apparition d'un dinosaure au cinéma!
Le chapeau de New York (1912)
Coeur d'apache (1912), dont j'aime mieux le titre original: «The musketeers of Pig Alley»
Au centre de presque tous ces films il y a une héroïne, que son apparence fragile n'empêche pas d'être le plus souvent volontaire et indomptable. Grand découvreur d'actrices,Griffith a fait jouer Mary Pickford, Lillian Gish (et sa sœur Dorothy), Blanche Sweet et Mae Marsh – et aussi Carol Dempster un peu plus tard.


Longs métrages
En 1913, «Judith de Béthulie» va être l'occasion de son renvoi de la Biograph. En effet, la plupart des films américains de cette époque avaient une longueur qui ne dépassait pas une ou deux bobines - moins d'une demi-heure. C'était une sorte d'axiome dans le monde des industriels du cinéma qu'on ne pouvait pas faire de films plus longs parce que le public (américain! car l'Europe avait de tout autres critères) ne le supporterait pas. Griffith n'était pas d'accord, il voulait faire des longs métrages. Pour «Judith de Béthulie» il insista et obtint de faire un film de quatre bobines. Ce fut un succès mais il avait coûté cher et les patrons de la Biograph choisirent de se débarasser de Griffith, lequel passa avec toute son équipe (acteurs, chef opérateur, décorateur, monteur) à la Reliance Majestic Company où, dans les premiers mois de 1914 ils mirent en chantier pas moins de quatre films «longs»: «La bataille des sexes» (5 bobines), «The escape» (7 bobines), «Home, sweet home» (6 bobines), «La conscience vengeresse» (6 bobines). Seul «The escape» fut un échec.


Birth of a nation
Et c'est alors (1915) que Griffith s'attaqua à ce qui demeure son plus grand film, et le plus discuté: «Naissance d'une nation», ou la guerre de Sécession racontée du point de vue de deux familles amies, dont l'une est du côté du Nord tandis que l'autre tient pour le Sud.
Trois mois de tournage, trois mois de montage, trois heures de projection, une vingtaine de personnages importants, un budget de 110 000 dollars, des recettes avoisinant les 15 millions de dollars. Et une œuvre qui est à l'origine de tout le cinéma américain, qui ouvre en fait une ère nouvelle pour tout le cinéma mondial. Et qui fut, qui est encore, discutée, haïe, maudite, rejetée.
Car «Naissance d'une nation», si elle est sans conteste une œuvre pionnière est également une œuvre raciste. Regardons-y de plus près.

C'est l'histoire de deux familles: les Stoneman, de Pennsylvanie (donc du Nord) et les Cameron, de Caroline du sud. Les deux fils Stoneman sont amis avec les trois fils Cameron, un des Stoneman est amoureux d'une des filles Cameron, un des Cameron aime la sœur des Stoneman. Vient la guerre civile, chacun dans son camp. Phil Stoneman blesse et fait prisonnier son ancien ami Ben Cameron. Sa sœur, Elsie Stoneman (c'est Lillian Gish) soigne Ben, qu'elle aime en secret. La guerre finie et le Sud vaincu, le père Stoneman fait campagne au Congrès pour que le sud soit châtié. Sur le point d'être violée par un Noir, la plus jeune des filles Cameron, Flora (jouée par Mae Marsh) se suicide. Son frère Ben crée alors le Ku Klux Klan.


Un film raciste?
D'un côté: chronique et épopée, batailles et intimisme, racontés avec un souffle et un réalisme encore jamais vus dans le cinéma muet, des personnages vivants et vrais dont on se sent proche... De l'autre: les clichés les plus exécrables sur les Noirs, présentés comme stupides, violents et obsédés sexuels – sauf si ce sont de bons serviteurs attachés à leurs maîtres. Et l'exaltation du Ku Klux Klan présenté comme un groupe de héros. Il ne faut pas croire que Griffith sacrifierait aux préjugés «de son temps». Quand il est sorti en 1915 le film a fait scandale justement à cause de la façon de montrer les Noirs; certaines municipalités l'ont interdit.

Il convient cependant de prendre un peu de recul. Griffith n'est pas, ne peut pas être objectif quand il parle de cette époque. C'est un homme du Sud et il a vécu le traumatisme de la «Reconstruction», cette période qui a suivi la fin de la guerre de Sécession et qui a vu le Nord capitaliste et industriel humilier les vaincus de la guerre civile. Les caricatures de Noirs qui nous sont présentées perdent de leur virulence si l'on prend conscience que ces Noirs ne sont pas de vrais Noirs – en fait, ils sont joués par des Blancs grimés! Ces Noirs de fantaisie sont en réalité des fantasmes et des repoussoirs, ils représentent le traumatisme subi par un gentilhomme sudiste, donc «perdant» de la guerre civile, et non des êtres de chair et de sang.
Oui, mais... quand, à la fin du film, surgissent les cavaliers sauveurs supposés être les restaurateurs de l'honneur et de la prééminence de l'Homme Blanc et que ces héros positifs s'incarnent dans des tueurs du Ku Klux Klan, on ne peut qu'être consterné. On voulait bien être compréhensif... mais pas jusque-là!
A une deuxième, à une troisième vision, on hausse les épaules. Griffith est un génie du cinéma et un idiot politique. Ses préjugés, ses ressentiments, l'aveuglent. On choisit de ne voir, dans «Naissance d'une nation» que ce qui est grand, beau, enthousiasmant – et ce n'est pas peu. On jette le reste. Il faudrait sortir avant la fin!

Et pourtant on ne saurait faire de Griffith un raciste! Il n'est que de voir sa position envers les Indiens. Dans «The battle of Elderbush Gulch» de 1914, il s'interroge sur les conséquences de la colonisation de l'Ouest par les Blancs. Plusieurs de ses films peignent des Indiens avec sympathie («La jeune fille indienne», 1908, «Le roman d'un coureur indien»,1909). Et à une époque où à Hollywood les Chinois étaient volontiers montrés fourbes et cruels, Griffith, dans «Le lys brisé» choisit pour héros un jeune Chinois plein de délicatesse qui recueille et protège la malheureuse héroïne martyrisée par son père, un Blanc alcoolique et brutal.


Intolérance
En 1916, nouveau grand film: «Intolérance» - sans doute son projet le plus fou. Un monument à tous les points de vue. Sous-titré «Le combat de l'amour à travers les âges», le film (il dure trois heures et demie) se compose de quatre épisodes: l'un est situé aujourd'hui, c'est l'histoire d'un gréviste condamné à mort que sa fiancée tente de sauver; les trois autres dans le passé: la chute de Babylone, l'histoire de Jésus des noces de Cana à la crucifixion, la nuit de la Saint-Barthélémy vécue par un couple d'amoureux (un catholique et une protestante). Ces quatre histoires ne sont pas racontées successivement mais bien en parallèle, en un montage alterné mêlant les épisodes qu'une image récurrente unit: celle d'une femme berçant un bébé (et cette femme, c'est Lillian Gish).
Le film est spectaculaire, particulièrement dans l'épisode babylonien avec ses décors vertigineux et ses milliers de figurants, ce qui explique son coût, exorbitant pour l'époque: près de deux millions de dollars.
Ce film, qui aura une grande résonnance sur le cinéma mondial, inspirant aussi bien Cecil B. De Mille qu'Abel Gance et Eisenstein, sera un échec commercial. Habitué à une forme de narration plus linéaire et plus confortable, le public est désorienté. Dérouté par les audaces de ce film, il le boude.
L'échec commercial d' «Intolérance» laissera à Griffith des dettes jusqu'à la fin de ses jours. Et plus grave: il n'aura plus jamais les coudées franches et sera parfois contraint de tourner des films qui ne lui tiennent pas vraiment à cœur.


Autres films
Mais le temps de ses grands films n'est pas clos pour autant. Il fera encore bien des œuvres enthousiasmantes et par exemple:
Coeurs du monde (1918) situé en France pendant la première guerre mondiale.
Le lys brisé (1919), un de ses chefs-d'oeuvre (voir Le mélodrame à Hollywood)
Le pauvre amour (1919), une histoire banale et convenue (la fille de la campagne rejetée par son amoureux qui lui préfère une femme de la ville) est sauvée par Lillian Gish, sublime actrice.
A travers l'orage (1920) (voir Le mélodrame à Hollywood)
Les deux orphelines (1921): là, il faut bien avouer que la fin, avec un Danton chevauchant à bride abattue pour arracher à la guillotine la douce héroïne, prête plus à rire qu'à trembler - pour un Français en tous cas.
Isn't life wonderful? (1924), histoire de réfugiés polonais dans le Berlin d'après-guerre. Jamais montré en France pour le crime de présenter l'Allemagne sous un jour trop favorable!
Sally, fille de cirque (1925), avec Carol Dempster et W.C. Fields.
Les chagrins de Satan (1926)


Les Artistes Associés
En 1919 il avait été un des quatre fondateurs des «Artistes Associés» (United Artists), les trois autres étant Chaplin, Mary Pickford et Douglas Fairbanks. C'était une tentative de défendre l'indépendance des artistes contre la tyrannie des «majors» comme Paramount ou First National.

Griffith connut les débuts du cinéma parlant: il fit alors «Abraham Lincoln» (1930) qui reçut un Oscar, et «The struggle» (1931), sur les dangers de l'alcoolisme, qui fut son dernier film. Il mourut en 1948 sans avoir pu faire d'autres films: la compagnie qu'il avait fondée (D.W. Griffith Corporation) fit faillite. Le public comme les studios le fuyaient.

Triste fin pour un homme dont le génie avait créé le cinéma tel que nous le connaissons et qui pouvait du temps de sa grandeur déclarer fièrement: «Nous avons trouvé un langage universel...».

 

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