L'âge d'or du cinéma suédois


A l'origine du «miracle suédois» il y a un homme: Charles Magnusson.
Photographe né à Göteborg en 1878, il a le coup de foudre pour ce nouveau moyen d'expression qu'est le cinéma en voyant à Malmö le 28 juin 1896 les premiers films des frères Lumière. Il devient cameraman et opérateur d'actualités, filme en 1905 l'entrée du roi Haakon à Christiania en Norvège (par temps de brouillard!) puis achète une petite salle de spectacle pour y montrer des films.

A la même époque, le maître de forge Nils Hansson Nylander fonde à Kristianstad, dans le sud de la Suède, la société «Svenska Biografteatern» qui possède rapidement 19 salles dans les quinze plus grandes villes du pays. En 1909 Charles Magnusson devient le directeur de Svenska Biografteatern qui prend le nom de «Svenska Bio». Il fait installer les premiers studios dans une maison qui contient aussi une salle de projection moderne, Kosmorama. Il enrôle comme metteur en scène un acteur fameux, Carl Engdahl, avec qui il tourne «Värmlänningarna» (Les gens du Värmland) dès l'automne 1909.
Mais surtout il engage un photographe d'actualités, Julius Jaenzon (né en 1885), qui a filmé le président des Etats-Unis Theodore Roosevelt et fait un petit film de fiction sur la vie des pêcheurs. Julius Jaenzon part filmer Paris, Berlin, New York, Venise et les chutes du Niagara. On monte les images de ces voyages avec des vues d'intérieur où évoluent des acteurs et on obtient deux films: une comédie et un film d'aventures.

Mais Charles Magnusson pense qu'il est temps de s'agrandir et de quitter la provinciale Kristianstad pour la capitale. Au cours de l'été 1911 il ouvre des bureaux à Stockholm (adresse: Drottninggatan 53, au coin de Byggaregatan) et achète dans l'île de Lidingö, au nord-est de la ville, un terrain pour y construire des studios.
Enfin, en 1912, il engage comme metteurs en scène deux acteurs de théâtre: Victor Sjöström et Mauritz Stiller. Au cours de cette seule année 1912 la compagnie Svenska Bio produit 25 films dont 14 dirigés par Sjöström ou Stiller.


Deux amis
Victor Sjöström était né dans le Värmland en Suède en 1879. Sa mère était actrice, son père commerçant. Les affaires marchant mal, la famille évait émigré aux Etats-Unis dès 1880. C'est à New York que le jeune Victor avait passé sa petite enfance. A l'âge de 7 ans, son père devenu veuf et remarié le renvoya en Suède chez une de ses tantes, veuve d'un pasteur. Après avoir commencé sans beaucoup d'enthousiasme des études à Uppsala, il s'entra dans une troupe de théâtre pour faire une tournée en Finlande et épousa une collègue plus âgée que lui, Sascha Stjagoff, d'origine russe, qui mourut jeune. Il avait 32 ans lorqu'il fut engagé par Charles Magnusson pour jouer dans un des premiers films de Mauritz Stiller, «Les masques noirs».

Mauritz Stiller venait de Finlande. Il était né en 1883 dans une famille juive d'origine russe, de langue et de culture suédoises. La Finlande étant alors sous domination russe Stiller passa en Suède à l'âge de 21 ans pour échapper au service militaire dans l'armée du tsar. Déjà acteur de théâtre dans son pays natal, il avait tenté de s'imposer, non sans mal, en Suède où il finit par s'occuper d'une petite compagnie d'avant-garde avant de chercher un emploi à la Svenska Bio où Charles Magnusson lui proposa un contrat pour mettre en scène des films.

D'emblée, ces deux-là, Victor Sjöström et Mauritz Stiller, furent amis et le restèrent jusqu'à la mort de Stiller en 1928. Leurs personnalités et même leur physique étaient pourtant très différents. Sjöström, massif, large d'épaules, d'aspect paysan, marié trois fois, était un grand acteur au jeu sobre et naturel. Ses films, où la première place revient à la nature, sont volontiers lyriques et dramatiques; il n'a jamais tourné de comédies (mais il en a joué).
Stiller, grand, mince, élégant, cultivé, très «grand seigneur», homosexuel, a tourné aussi bien des comédies élégantes et raffinées qui annoncent Lubitsch que des épopées romanesques. Il n'était pas à l'aise comme acteur et a très vite renoncé à jouer.
A leurs débuts, ils ont souvent collaboré – Sjöström jouant dans les films de Stiller, Stiller écrivant des scénarios pou Sjöström.


Premiers films
La plupart de leurs premiers films sont perdus. Jusqu'en 1916 ils tournent beaucoup - jusqu'à 6 à 7 films par an. Pour imaginer ce que pouvaient être ces films, il faut se contenter des titres.
Pour Sjöström: «Sang mêlé», «La grève», «Les enfants de la rue», «Ne jugez pas», «Coeurs à la mode», «Un mariage secret», «L'aigle des mers»...
Pour Stiller: «Mère et fille», «Le fiancé tyrannique», «Suffragettes modernes», «Les frontaliers», «Amours d'artistes», «Le passé de sa femme», «Camarades de jeux»...

Longtemps réputé perdu, le premier film de Sjöström, «Le jardinier» (Trädgårdsmästaren, 1912), que j'ai pu voir à la cinémathèque de Stockholm, est d'une telle qualité qu'il faut espérer que d'autres films seront retrouvés aussi. L'histoire est centrée sur un viol dont la jeune héroïne est victime de la part du jardinier qui donne son titre au film et qui est joué par Sjöström lui-même.
Bien que toujours disparu, l'un des tous premiers films de Stiller, «La vampire ou le pouvoir d'une femme» (de 1912) est fameux à cause de sa conclusion où le héros dont la carrière a été brisée par une actrice – véritable «vamp» - se venge en abattant sur elle le rideau de fer du théâtre.


Un producteur avisé
A propos de leur collaboration avec Magnusson, Victor Sjöström dans ses mémoires, écrit plus tard ceci:
«Charles Magnusson était un homme avisé qui avait compris que le meilleur moyen de tirer parti de Stiller et de moi était de ne pas nous utiliser à faire n'importe quoi, de ne pas s'occuper de nous, de nous laisser faire ce que nous voulions... C'était alors le temps où notre patron ne connaissait du film auquel nous travaillions à peu près rien d'autre que le titre. Il n'y avait pas de conférence pour discuter chiffres et nous ignorions même absolument ce qu'on appelle un devis».
Moyennant quoi, c'est dans la petite Suède que se créérent, entre 1913 et 1924, quelques-uns des chefs-d'oeuvre de cette époque.

Pour Sjöström il y eut dès 1913 «Ingeborg Holm», sorte de mélodrame social où une femme tombée dans la misère après la mort de son mari se voit retirer ses enfants et devient folle. On dit que l'impact du film fut tel qu'on en vint à modifier la loi qui permettait de tellles monstruosités.
En 1916 ce fut «Terje Viggen», d'après un poème d'Ibsen. Sjöström y interprétait le rôle-titre. Mais c'est la mer qui est au premier plan dans ce film. Les cartons d'intertitre citent les vers d'Ibsen en norvégien.


Selma Lagerlöf
Strindberg étant mort en 1912, le grand écrivain suédois de cette époque est la romancière Selma Lagerlöf, Prix Nobel 1909 et conteuse hors pair. Sjöström comme Stiller feront souvent appel à elle et lui emprunteront des histoires pour bâtir leurs scénarios.
Ainsi «La fille de la tourbière» (Sjöström, 1917), bon tableau de mœurs paysannes excellemment joué par Karin Molander, Greta Almroth et Lars Hanson. Un jeune homme qui, au mépris de l'opinion publique, a engagé comme servante une fille-mère, se voit contraint de la renvoyer pour ne pas être lui-même victime du scandale.
Des premiers chapitres de «Jérusalem en Dalécarlie», Sjöström fera deux films, «La voix des ancêtres» et «La montre brisée», admirables de lyrisme et qui dépeignent avec une précision presque ethnographique la Dalécarlie du XIXe siècle. Egalement inspiré par une œuvre de Selma Lagerlöf, son film le plus fameux (je n'ai pas dit que c'était le meilleur)), «La charrette fantôme», célèbre par ses trucages, son atmosphère fantastique unie à un réalisme des plus terre à terre, l'excellence de ses acteurs (à commencer par Sjöström lui-même) mais qui a peut-être mal vieilli à cause de son moralisme et de trucages un peu naïfs.


Les Proscrits
Mais le grand chef-d'oeuvre de Sjöström date de 1917 et c'est «Les Proscrits» dont le titre original «Berg Ejvind och hans hustru» (Ejvind des montagnes et sa femme) révèle mieux la teneur. Le sujet est emprunté à une pièce d'un écrivain islandais. L'histoire se déroule en Islande au XVIIIe siècle. Un étranger, un vagabond, se fait embaucher dans une ferme tenue par une riche veuve qui ne tarde pas à tomber amoureuse de lui, sentiment payé de retour. Le bourgmestre du village, qui voudrait épouser la veuve, découvre que l'étranger (interprété par Victor Sjöström) est un évadé de prison. Les deux amants s'enfuient alors dans la montagne où ils vivent heureux quelque temps; ils ont même une petite fille.
Mais le bourgmestre et ses gens découvrent leur retraite. Ils doivent fuir à nouveau. Désespérée, sur le point d'être rattrapée, la femme (jouée par Edith Erastoff, qui sera la troisième madame Sjöström) jette son enfant dans le torrent. Une fois de plus les amants sèment leurs poursuivants mais ils doivent se réfugier plus haut dans la montagne. Quelques années passent. Vient un hiver très rude. Ils ont froid, n'ont plus rien à manger, la misère les a aigris, ils commencent à se détester, à se reprocher mutuellement d'être responsables de leur malheur actuel. La femme disparaît. L'homme part à sa recherche, la découvre étendue dans la neige et se couche à ses côtés pour mourir.

L'histoire se passe en Islande mais c'est en Laponie que le film a été tourné. Comme toujours dans les films de Sjöström, la nature joue un rôle essentiel: sauvage et belle dans les deux premières parties, elle devient maléfique et cruelle à la fin. L'eau, la neige, les montagnes, vivent de leur vie propre, existent aussi fortement que les personnages.

«Les Proscrits» fut très bien accueilli et particulièrement en France, où il sortit en 1918. Louis Delluc écrivit: «Voici sans doute le plus beau film du monde». Et Lionel Landry: «Tout ce par quoi l'art du cinéma peut s'affirmer, charmer, émouvoir, s'y trouve». Maurice Bardèche va encore plus loin: «Une date capitale dans l'histoire du film... car c'est l'entrée consciente du cinéma dans le domaine de l'art... Voilà un homme qui sait qu'il est fils de la lumière.» Et pour Charles de Saint-Cyr: «un modèle de simplicité».

Il faut encore citer, de Sjöström, trois films moins connus et cependant très beaux. Une étude de mœurs, «Maître Samuel» (1920), histoire quasi-balzacienne d'un usurier, détesté par les habitants de sa petite ville, mais qui saura être capable d'abnégation et de renoncement au profit de la femme qu'il aime et qui lui préfère un autre homme. Victor Sjöström y est bouleversant dans le rôle de l'usurier. Et aussi deux drames historiques: «Le monastère de Sendomir» (1919), mélodrame romantique situé en Autriche au XVIIIe siècle et remarquablement joué par Tora Teje, et «L'épreuve du feu» (1921), un drame flamboyant et tragique qui se déroule à Florence au temps de la Renaissance. Ces deux derniers films sont très différents du reste de son œuvre, peut-être parce qu'ils se déroulent sous d'autres cieux que ceux du nord de l'Europe.


Stiller
L'un des premiers films connus de Mauritz Stiller est «Les ailes», de 1916 – il n'en reste malheureusement que des morceaux, voire des images: inspiré d'un roman danois, «Mikaël»,c'est l'histoire d'un sculpteur attiré par un beau jeune homme qui est son élève et son modèle.
A partir de cette époque tous les films de Stiller sont conservés.
Il y a d'un côté des comédies, comme «Amour et journalisme» (1916) où Karin Molander est une jeune fille désireuse d'interviewer un écrivain connu et qui se fait engager par lui comme domestique. Et aussi les deux «Thomas Graal»: «Le meilleur film de Thomas Graal» et «Leur premier né» (dont le titre original, «Thomas Graals bästa barn» signifie: Le meilleur enfant de Thomas Graal. Un jeune couple (c'est Victor Sjöström et Karin Molander) s'y dispute et s'y réconcilie dans une atmosphère qui annonce les comédies américaines des années 30 et ce qu'on nommera plus tard la «Lubitsch touch».
Et en 1920 un chef-d'oeuvre: «Erotikon».

«Erotikon», rebaptisé en France «Vers le bonheur», présente au début un couple mal assorti: un professeur de sciences qui a une passion pour les insectes et néglige sa jeune femme (divinement jouée par Tora Teje), laquelle se console aisèment, entre un tour en avion et une représentation de ballets, en se laissant courtiser par un jeune sculpteur (Lars Hanson) et par un baron riche et oisif. Le savant héberge chez lui une jeune nièce (c'est Karin Molander) qui a des vues sur sa personne et espère se l'attacher en lui mitonnant de bons petits plats.
A la fin, l'épouse quitte son mari et part avec le sculpteur tandis que le professeur se console avec sa nièce. C'est joyeusement amoral, un brin cynique, désinvolte, Tora Teje y porte des toilettes à tomber... bref, c'est délicieux de légéreté et de grâce. Lubitsch reconnaîtra plus tard sa dette envers Stiller.

Mais l'oeuvre de Stiller a une autre face, tout à fait différente: des épopées pleines de lyrisme et d'inventions formelles, souvent inspirées de Selma Lagerlöf. Et par exemple «Le trésor d'Arne» (1919), un drame historique qui se passe entre le Danemark et la Suède à la fin du XVIe siècle. Une jeune fille (interprétée par Mary Johnson) a échappé au massacre de sa famille par des mercenaires écossais devenus des bandits. L'un des bandits (qu'elle ne reconnaït pas) la séduit pour passer le temps en attendant que fondent les glaces dans le petit port où il s'est réfugié avec ses complices. Elle trahit involontairement le secret de son amant et elle est tuée. A la fin, un long cortège funèbre accompagnant le cercueil de la jeune morte serpente sur l'étendue glacée du détroit, silhouettes noires dans un désert de blancheur, en des plans qui sont parmi les plus beaux de toute l'époque du cinéma muet.
Ce trop bref résumé ne rend pas justice à un film qui est beaucoup plus subtil et profond. Le personnage d'Elsalill (la jeune fille) est complexe: elle pressent que son bien-aimé est un assassin mais elle ne peut s'empêcher de l'aimer quand même. Elle a des rêves prémonitoires et croit voir des fantômes. La légende et le fantastique se mêlent au réalisme du récit historique.

Il faut citer encore «Le chant de la fleur écarlate» (1918), «A travers les rapides» (1920) et surtout «Le vieux manoir» (1922), ce dernier encore tiré d'une œuvre de Selma Lagerlöf, où un jeune violoniste, par amour pour une saltimbanque, tente de gagner de l'argent en ramenant de Laponie un troupeau de rennes. L'expédition tourne mal, le musicien devient fou, mais in fine la musique et l'amour parviendront à le sauver.

Et puis en 1924 il y a «La légende de Gösta Berling» d'après le premier roman de Selma Lagerlöf – et le plus célèbre.
Gösta Berling, prêtre déchu et débauché, est devenu le précepteur de jeunes filles de la noblesse auxquelles son charme, sa mélancolie et ses belles paroles ont vite fait de tourner la tête. C'est dans le Värmland au début du XIXe siècle, un monde de châteaux, de fêtes, de promenades en traîneau. Et de secrets inavouables. Il y a de nombreux personnages féminins et par conséquent beaucoup d'actrices. La plus fameuse d'entre elles est Greta Garbo, dont c'est le premier rôle. Car c'est Mauritz Stiller qui a découvert, lancé et même «fait» Garbo (quand il l'a rencontrée, elle était ronde et exubérante, travaillait comme vendeuse et tournait des publicités tout en suivant des cours de comédie).
Le film d'origine étant très long, il fut scindé en deux parties. Il comporte de nombreux morceaux de bravoure dont un incendie et une pousuite par des loups. Trafiqué dans les années 30 pour donner plus d'importance au personnage d'Elisabeth Dohna joué par Garbo, le film a été restauré il y a quelques années. La version DVD dure 183 minutes (contre 220 à l'origine).


Artisans du miracle
Le producteur Charles Magnusson, les réalisateurs Victor Sjöström et Mauritz Stiller, l'écrivain Selma Lagerlöf... Ce n'est pas tout. Dans cet âge d'or du cinéma suédois il ne faut pas oublier la contribution des chefs opérateurs, responsables de l'image, et en particulier de Julius Jaenzon et de son frère Henrik. En effet, la majeure partie des films dont il vient d'être question ont été photographiés par l'un ou l'autre des deux frères, qui étaient de véritables génies de l'image – Julius surtout, dont les connaissances techniques et le sens artistique surclassent tout ce qui se fait dans le monde à cette époque.
Il faut citer aussi le décorateur Axel Esbensen et au moins un créateur de costumes, Carl Gille (c'est lui qui a si merveilleusement habillé Tora Teje dans «Erotikon»).

Et bien entendu, les acteurs. Il y a dans les années 10 et 20 en Suède une pléiade de merveilleux acteurs qui renversent toutes les idées reçues à l'époque sur les acteurs suédois censés d'être froids, distants, empesés. Et puis – très important à l'écran – ils sont beaux ou ils ont du charme. J'ai souvent nommé Victor Sjöström, sans aucun doute le meilleur acteur de ces années-là (et je veux dire à l'échelon mondial) mais il y a aussi Lars Hanson et le si beau Nils Asther (nous les retrouverons à Hollywood) et encore Gösta Ekman, qui plus tard sera Faust en Allemagne. Et d'admirables actrices: Karin Molander et Tora Teje, certes, mais aussi Lili Beck, Mary Johnson, Edith Erastoff, Harriet Bosse (la veuve de Srindberg). Sans oublier Greta Garbo qui pourtant n'a joué qu'un seul film suédois.


Autres cinéastes
Si Sjöström et Stiller sont les génies de cet âge d'or suédois, il ne faut pas pour autant oublier les autres cinéastes, qui sans doute n'avaient que du talent mais qui ont contribué eux aussi à rendre ce moment passionnant et vivant.

Commençons par les frères Molander, Gustav (né en 1888) et Olof (né en 1889), deux Suédois de Finlande comme Stiller.
Gustav Molander a d'abord écrit des scénarios pour Stiller (les deux «Thomas Graal» en particulier). Son premier film de réalisateur est d'ailleurs un Thomas Graal: «Le pupille de Thomas Graal» en 1922. Il se voudra ensuite le continuateur de Sjöström en portant à l'écran la suite de «Jérusalem en Dalécarlie» dont Sjöström n'avait filmé que les premiers chapitres: «L'héritage d'Ingmar» en 1925 et «Vers l'Orient» l'année suivante – deux films très réussis. En reprenant ainsi des projets de Sjöström et de Stiller il donnera l'impression de pouvoir les remplacer mais ce ne sera, hélas! qu'un feu de paille. Le départ des deux grands auteurs de la Svenska Bio pour Hollywood – en 1923 pour Sjöström, en 1925 pour Stiller – va marquer le début de la décadence pour le cinémé suédois de cette époque. Cinéaste prolifique, Gustav Molander a eu une longue carrière et tourné plus de 60 films dont beaucoup sont médiocres. Mais c'est lui qui, dans les années 30, donnera ses premiers grands rôles à Ingrid Bergman.
Parenthèse: l'actrice Karin Molander était sa première femme; ils ont été mariés entre 1910 et 1919.

Olof Molander, lui, a tourné peu de films. Le plus intéressant semble être «La république des femmes» (Giftas,en 1926), d'après Strindberg, avec Tora Teje dans un des rôles principaux. Par la suite il s'est surtout occupé de théâtre et il a dirigé le Théâtre Royal de Stockholm.

Pour obéir à la chronologie, le premier dont il aurait fallu parler est Georg af Klercker que la Svenska Bio de Charles Magnusson a engagé dès 1911. Né en 1877, il a commencé par être officier mais il a dû démissionner de l'armée pour mésalliance (il avait épousé une jeune fille d'un rang social très inférieur au sien). Devenu acteur, puis scénariste et réalisateur, il a tourné des histoires de détectives et des aventures rocambolesques avec déguisements et poursuites comprenant des scènes en extérieurs où il utilisait la lumière naturelle. Quelques titres: Deux frères, Sous le chapiteau, La rose de Tistelön, Pour la patrie, Les enfants de la nuit, L'amour triomphe, Le mystère de la nuit du 25, Réveil..., tout cela entre 1911 et 1918.
En 1913, entré en conflit avec Svenska Bio, il claque la porte, part à Copenhague puis à Paris où il travaille pour Pathé. En 1915 il est engagé par Hasselbladfilm à Göteborg dont il sera par la suite le directeur. Bergman l'estimait beaucoup et il a fait un documentaire pour la télé à son sujet (Sista skriket, «Le dernier cri», en 1995).

Il y a encore John W. Brunius (né en 1884) dont le premier film, de 1918, est une féérie, «Le chat botté», produite par Skandia. «La petite fée de Solbakken» est une comédie romantique de 1919 qui eut son heure de gloire, et «Le moulin en feu» (1920) un drame paysan. Par la suite il se tourna vers le film historique, non sans succès: «Vox populi» (1922), «Charles XII» (1924), «Les récits de l'enseigne Stahl» (1925), «Gustaf Wasa», sont des œuvres plus qu'estimables.

Né en 1880, Ivan Hedqvist donna en 1918 «Le mariage de Joujou» (d'après Selma Lagerlöf) qui fut un grand succès – et particulièrement en France. De lui, il faut surtout retenir le délicat «Pélerinage à Kevlaar» de 1921 qui se passe en Allemagne dans un milieu catholique dépeint sans ironie ni acrimonie.

Un des beaux films méconnus de cette période, c'est «La ligue de Norrtull» (1923) qui raconte la vie quotidienne de quatre jeunes femmes, employées de bureau et partageant un appartement. Inspiré d'un roman d'Elin Wägner, ce film, mêlant réalisme social et humour, est un chef-d'oeuvre d'observation et il doit beaucoup à ses actrices, toutes magnifiques, Tora Teje, Renée Björling, Linnéa Hillberg et la toute jeune Inga Tidblad. Per Lindberg, le réalisateur, ne fera plus jamais rien qui soit à une semblable hauteur.

Le prestige de la Svenska Bio est tel que Charles Magnusson peut faire venir travailler en Suède deux remarquables Danois: Carl-Theodor Dreyer et Benjamin Christensen. Il ne faut pas oublier que le Danemark a été, au début des années 1910, le pays-phare du cinéma dans le nord de l'Europe, produisant jusqu'à 160 films par an (en 1912 par exemple), prêtant à l'Allemagne des acteurs (Asta Nielsen) et des réalisateurs (Urban Gad). En Suède, Dreyer tourne en 1921 une comédie paysanne qui tient du fabliau, «La quatrième alliance de dame Marguerite» et Christensen, en 1922, le très singulier «La sorcellerie à travers les âges».

Enfin, petite curiosité, en 1912, une femme, Anna Hoffmann-Uddgren, réalise plusieurs films d'après des pièces de Strindberg et y introduit des scènes en extérieurs. C'est à ma connaissance la deuxième femme metteur en scène de l'histoire du cinéma – après Alice Guy. Il y en aura très bientôt davantage – en Italie, aux Etats-Unis,en France, en Tchécoslovaquie, par exemple.


L'exil à Hollywood
En janvier 1923 Sjöström part pour Hollywood – l'espace de quelques mois, croit-il. Il y restera sept ans. Il n'a pas trop de mal à s'acclimater. Après tout, il a passé à New York une partie de son enfance et il parle anglais. Les Américains changent son nom, trop difficile à prononcer (pas sieustreum, mais cheustreum, avec un son ch qui n'existe ni en anglais ni en français). Il devient donc Victor Seaström. En dépit des contraintes imposées par les grandes maisons de production américaines, il parvient à donner quelques beaux films: «Larmes de clown» (1924), «La tour des mensonges» (1925), «La lettre écarlate» (1926) et même un chef-d'oeuvre, «Le vent» (1927) dont il sera question plus loin. Quatre réussites sur les dix films qu'il fit à Hollywood.
En 1930 il retourne en Suède où il fait encore un film, parlant cette fois: «Les Markurell de Wadköping», qui est un échec à tous les points de vue. Il lui faudra attendre 1937 pour tourner (en Angleterre!) un dernier film, «Under the red robe». C'en est fini de sa carrière de metteur en scène. Durant les 23 années qui lui restent à vivre, il redevient un acteur. Il joue en particulier dans le film de Bergman «Vers la joie» en 1947 et surtout dix ans plus tard le rôle principal des «Fraises sauvages», celui du vieux professeur Borg.

Stiller aura encore moins de chance. Il débarque à New York avec Greta Garbo le 5 juillet 1925. Sa première année en Amérique est un enfer: il est malade (il souffre de rhumatismes), il ne s'acclimate pas à Hollywood, qu'il méprise («Les Américains sont très gentils mais très inintéressants. On ne trouve rien ici de la culture européenne»), la compagnie MGM avec laquelle il est sous contrat tarde à lui donner du travail et refuse tous ses projets. On lui propose enfin un film (en 1926), «La tentatrice», où il doit diriger Garbo. Mais c'est pour le lui retirer après quelques semaines pour le confier à un autre, en l'occurrence Fred Niblo («Ils m'ont fait venir ici pour diriger parce qu'ils aimaient mes méthodes. Et maintenant ils ne me laissent pas les appliquer. Ils veulent m'apprendre comment mettre en scène»). Il ne réussit en fin de compte qu'à faire deux films mineurs dont «Hôtel Impérial» en 1927.
Malade, amer, découragé, il retourne à Stockholm au début de 1928 et il y meurt la même année: victime d'un malaise il s'écroule dans la rue et il est transporté d'urgence à l'hôpital où Sjöström, de passage en Suède, arrive à temps pour ses derniers moments.
Il n'avait que quarante-cinq ans.


La fin du miracle
Et Charles Magnusson? A Råsunda, dans la banlieue nord de Stockholm il a fait construire une ville du cinéma qui restera longtemps le centre actif du cinéma suédois avec, entre autres, des studios dans lesquels Ingmar Bergman fera ses débuts et tournera une grande partie de ses films. En 1915 il a doté Stockholm d'une nouvelle, magnifique et luxueuse salle de cinéma: «Röda Kvarn» (Moulin Rouge)
Ses poulains favoris envolés, Charles Magnusson essaie, contre vents et marées, de tenir le cap de sa compagnie, devenue en décembre 1919 Svensk Filmindustri en fusionnant avec Skandia et qui possède à cette époque 70 salles dans toute la Suède. Mais en 1928 il se résigne à démissionner. Un financier le remplace – tout un symbole! C'en est définitivement terminé de l'âge d'or du cinéma suédois.
Charles Magnusson mourra à Stockholm en 1948.

Et pourtant... En 1929, un jeune réalisateur de vingt-six ans, Alf Sjöberg, parvient à réaliser son premier film. C'est «Le plus fort» (Den Starkaste) qui se passe au Groënland parmi les chasseurs de phoques. Et c'est un chef-d'oeuvre. Avec un sens de la nature et de l'espace qui rappellent Sjöström mais un rythme, un style, personnels.
Un espoir de relève? Non. Alf Sjöberg devra attendre dix ans avant de pouvoir donner un deuxième film.

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